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Mais je dois poursuivre en me limitant au minimum de détails. L’espace est restreint. Les autres Avènementistes durent se trouver humbles lorsqu’ils vinrent me voir en reconnaissant leur erreur. Même alors, je commençais à remettre en doute mes déclarations d’origine.
Mais j’étais rempli d’orgueil.
Je rédige ce témoignage, lut Sazed, en le gravant dans une plaque d’acier, car j’ai peur. Peur pour moi-même, oui – j’admets être humain. Si Alendi revient du Puits de l’Ascension, ma mort sera très certainement l’un de ses objectifs premiers. Ce n’est pas un homme mauvais, mais il est sans pitié. Ce doit être, je crois, la conséquence de tout ce qu’il a traversé.
Je crains également, toutefois, que tout ce que j’ai connu – toute mon histoire – sombre dans l’oubli. J’ai peur du monde à venir. Peur qu’Alendi échoue. Peur des malheurs apportés par l’Insondable.
Nous en revenons toujours à ce pauvre Alendi. J’ai pitié de lui, ainsi que de ce qu’il fut contraint de subir. Ce qu’il fut contraint de devenir.
Mais laissez-moi reprendre du début. Je rencontrai Alendi à Khlennium ; c’était alors un jeune garçon, que n’avait pas encore déformé une décennie passée à mener des armées.
Lors de notre première rencontre, la taille d’Alendi me frappa. C’était là un homme de petite stature, mais qui paraissait dominer les autres, un homme qui imposait le respect.
Curieusement, ce fut son ingénuité qui me poussa en premier lieu à me lier d’amitié avec lui. Je l’employai comme assistant lors de ses premiers mois dans la grande ville.
Il s’écoula des années avant que je me persuade qu’Alendi était le Héros des Siècles. Le Héros des Siècles : celui qu’on appelait le Rabzeen à Khlennium, l’Anamnesor.
Le sauveur.
Quand j’eus enfin cette révélation – quand j’établis un lien entre Alendi et tous les signes de l’Anticipation – j’étais surexcité. Mais lorsque j’annonçai ma découverte aux autres Avènementistes, je ne rencontrai que le mépris. Comme je regrette de ne pas les avoir écoutés.
Et pourtant, tous ceux qui me connaissent comprendront qu’il m’était impossible de renoncer si facilement. Lorsque je trouve un sujet d’étude, je deviens d’une obstination sans bornes. J’avais établi qu’Alendi était le Héros des Siècles, et j’entendais bien le prouver. J’aurais dû m’incliner devant la volonté des autres ; je n’aurais pas dû insister pour voyager avec lui afin de témoigner de son voyage. Il était inévitable qu’Alendi lui-même découvre ce pour quoi je le prenais.
Pourtant, ce fut lui qui alimenta ensuite les rumeurs. Je n’aurais jamais pu accomplir ce qu’il fit, en persuadant le monde qu’il était bel et bien le Héros. J’ignore s’il y croyait lui-même, mais il persuada d’autres que ce devait être lui.
Si seulement la religion terrisienne, et la croyance en l’Anticipation, n’avaient pas dépassé les limites de notre peuple. Si seulement l’Insondable n’était arrivé, apportant une menace qui poussa les hommes au désespoir dans leurs actes comme dans leurs croyances. Si seulement j’avais ignoré Alendi lorsque je recherchais un assistant, il y a tant d’années.
Sazed marqua une pause dans son travail de retranscription du décalque. La tâche était loin d’être finie – ce Kwaan était parvenu à fourrer une incroyable quantité de texte dans l’espace relativement restreint de cette feuille d’acier.
Sazed inspecta son travail. Il avait passé l’intégralité de son voyage vers le nord à attendre le moment où il pourrait enfin se mettre au travail sur le décalque. Une partie de lui s’était inquiétée. Les paroles du mort paraîtraient-elles aussi importantes lorsqu’il serait assis dans une pièce bien éclairée que dans les cachots du Prieuré de Seran ?
Il passa à une autre partie du document dont il lut quelques paragraphes choisis. Ceux qui revêtaient une importance particulière à ses yeux.
Toutefois, étant celui qui avait découvert Alendi, je devins quelqu’un d’important. Tout particulièrement parmi les Avènementistes.
Il y avait une place pour moi dans le mythe de l’Anticipation – je pensais être l’Annonciateur, le prophète dont on prédisait qu’il découvrirait le Héros des Siècles. Renoncer à Alendi serait revenu à renoncer à ma nouvelle position, à mon acceptation, parmi les autres.
Par conséquent, je n’en fis rien.
Mais je le fais à présent. Sachez tous que moi, Kwaan, Avènementiste de Terris, je suis un imposteur.
Sazed ferma les yeux. Avènementiste. Ce terme lui était familier ; l’ordre des Gardiens avait été fondé d’après les souvenirs et les espoirs des légendes terrisiennes. Les Avènementistes étaient des professeurs, des ferrochimistes qui parcouraient le monde pour dispenser leur savoir. Ils avaient été une des principales inspirations de l’ordre secret des Gardiens.
Et à présent, il disposait d’un document rédigé de la propre main d’un Avènementiste.
Tindwyl sera très contrariée, se dit Sazed en ouvrant les yeux. Il avait lu l’intégralité du décalque, mais il lui faudrait du temps pour l’étudier. Le mémoriser. Le comparer avec d’autres documents. Ce seul texte – d’une vingtaine de pages au total – pouvait facilement l’occuper pendant des mois, voire des années.
Les volets de sa fenêtre se mirent à trembler. Sazed leva les yeux. Il se trouvait dans ses appartements du palais – une suite élégante de pièces soigneusement décorées, bien trop somptueuses pour quelqu’un qui avait mené une vie de serviteur. Il se leva, alla ouvrir la fenêtre et tira les volets. Il sourit en découvrant Vin accroupie sur l’appui de fenêtre.
— Hum… bonjour, dit-elle.
Elle portait sa cape de brume par-dessus une chemise grise et un pantalon noir. Malgré le lever du jour, elle n’était manifestement pas encore allée se coucher après sa patrouille nocturne.
— Vous devriez laisser votre fenêtre ouverte, dit-elle. Je ne peux pas entrer si elle est fermée. Elend s’est fâché contre moi parce que j’ai cassé trop de loquets.
— Je tâcherai de m’en souvenir, lady Vin, répondit Sazed en lui faisant signe d’entrer.
Vin bondit avec entrain à travers la fenêtre, dans un bruissement de cape.
— Tâcher de vous souvenir ? demanda-t-elle. Vous n’oubliez jamais rien. Même pas les choses que vous n’avez pas fourrées dans un cerveau métallique.
Elle a vraiment gagné en aplomb, songea-t-il tandis qu’elle se dirigeait vers son bureau pour inspecter son travail. Même pendant mes mois d’absence.
— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Vin sans quitter le bureau du regard.
— Je l’ai trouvé au Prieuré de Seran, lady Vin, répondit Sazed en s’avançant vers elle.
C’était si agréable de porter de nouveau une robe propre, de disposer d’un endroit tranquille et confortable où travailler. Était-ce répréhensible de préférer cette situation aux voyages ?
Un mois, se dit-il. Je m’accorde un mois de recherches. Ensuite, je confierai le projet à quelqu’un d’autre.
— Qu’est-ce que c’est ? insista Vin en soulevant le décalque.
— S’il vous plaît, lady Vin, dit Sazed avec appréhension. C’est très fragile. Vous risqueriez de l’effacer…
Vin hocha la tête, reposa la transcription et la balaya du regard. À une époque, elle aurait évité tout ce qui évoquait de près ou de loin des écrits indigestes, mais elle était intriguée à présent.
— Ça parle de l’Insondable ! s’exclama-t-elle, surexcitée.
— Entre autres, répondit Sazed en la rejoignant au bureau.
Il s’assit et Vin se dirigea vers l’un des moelleux fauteuils à dossier bas. Cependant, elle ne s’y installa pas comme l’aurait fait n’importe qui d’autre ; elle bondit pour s’asseoir au sommet du dossier, les pieds reposant sur le coussin.
— Quoi ? s’enquit-elle, remarquant apparemment le sourire de Sazed.
— Je suis simplement amusé par les particularités des Fils-des-brumes, lady Vin, répondit-il. Vos semblables ont du mal à s’asseoir simplement – il semblerait que vous préfériez toujours vous percher. Sans doute la conséquence de votre incroyable sens de l’équilibre, je crois.
Vin fronça les sourcils mais ignora la remarque.
— Sazed, demanda-t-elle, qu’est-ce que c’est que l’Insondable ?
Il noua les doigts devant lui, étudiant la jeune femme tout en réfléchissant.
— L’Insondable, lady Vin ? C’est l’objet de nombreux débats. Il était censé être quelque chose de grand et de puissant, mais certains érudits ont qualifié cette légende d’invention concoctée par le Seigneur Maître. Nous avons des raisons de croire cette théorie, me semble-t-il, car les seuls véritables documents datant de cette époque sont ceux approuvés par le Ministère d’Acier.
— Mais le journal mentionne l’Insondable, objecta Vin. Et le texte que vous traduisez aussi.
— En effet, lady Vin, répondit Sazed. Cependant, même parmi ceux qui pensent que l’Insondable a bien existé, il y a d’innombrables débats. Certains s’en tiennent à l’histoire officielle du Seigneur Maître, selon laquelle il s’agissait d’une bête redoutable et surnaturelle – un dieu obscur, si vous préférez. D’autres rejettent cette interprétation extrême. Ils pensent que l’Insondable était de nature bien plus ordinaire – une sorte d’armée, par exemple des envahisseurs d’un autre pays. Le Dominat des Confins, lors des temps d’avant l’Ascension, était apparemment peuplé de plusieurs espèces d’hommes extrêmement primitifs et belliqueux.
Vin souriait. Il la regarda d’un air interrogateur, mais elle se contenta de hausser les épaules.
— J’ai posé la même question à Elend, expliqua-t-elle, et j’ai à peine obtenu une réponse d’une phrase.
— Sa Majesté et moi possédons des domaines d’expertise très différents ; même pour lui, l’histoire antérieure à l’Ascension doit être un sujet trop indigeste. Par ailleurs, toute personne qui interroge un Gardien au sujet du passé doit s’attendre à une conversation prolongée, je crois.
— Je ne m’en plains pas, répondit Vin. Continuez.
— Il n’y a pas grand-chose d’autre à dire – ou plutôt, il y a beaucoup d’autres choses, mais je doute qu’elles aient grand rapport. L’Insondable était-il une armée ? S’agissait-il, peut-être, de la première attaque des koloss, comme certains l’ont avancé ? Voilà qui expliquerait bien des choses – la plupart des récits s’accordent à dire que le Seigneur Maître a obtenu un certain pouvoir dans le but de vaincre l’Insondable au Puits de l’Ascension. Peut-être a-t-il obtenu le soutien des koloss, dont il s’est ensuite servi comme armée.
— Sazed, répondit Vin. Je ne crois pas que l’Insondable ait été l’armée des koloss.
— Ah non ?
— Je crois que c’était la brume.
— Cette théorie a déjà été évoquée, répondit-il en hochant la tête.
— Ah bon ? dit Vin, un peu déçue.
— Bien entendu, lady Vin. Lors des mille ans de règne de l’Empire Ultime, il y a peu d’hypothèses qui n’aient jamais été envisagées, je crois. La théorie des brumes a déjà été avancée, mais elle pose plusieurs problèmes de taille.
— Par exemple ?
— Eh bien, pour commencer, le Seigneur Maître est censé avoir vaincu l’Insondable. Cependant, la brume est toujours là. Par ailleurs, si l’Insondable était simplement la brume, pourquoi la baptiser d’un nom si obscur ? Bien sûr, d’autres font remarquer qu’une grande partie de ce que nous avons entendu sur l’Insondable provient de traditions orales, et quelque chose de très ordinaire peut acquérir des propriétés mystiques lorsqu’on le transmet verbalement d’une génération à l’autre. Le terme d’« Insondable » pourrait par conséquent représenter non pas la brume elle-même, mais sa venue ou son altération.
» Toutefois, le plus gros problème que pose cette théorie est une question de nocivité. Si nous nous fions aux récits – et nous avons peu d’autres éléments sur lesquels nous fonder –, l’Insondable était terrifiant et destructeur. Ce qui ne semble en rien s’appliquer à la brume.
— Mais elle tue des gens, maintenant.
Sazed hésita.
— Oui, lady Vin. Il semblerait.
— Et si elle l’avait déjà fait, mais que le Seigneur Maître l’en avait empêchée d’une manière ou d’une autre ? Vous avez dit vous-même que vous pensiez que nous avions fait quelque chose – quelque chose qui avait transformé la brume – quand nous avons tué le Seigneur Maître.
Sazed hocha la tête.
— Les problèmes sur lesquels je mène mes recherches sont d’une extrême gravité, sans aucun doute. Toutefois, je ne pense pas qu’ils représentent une menace de même ampleur que l’Insondable. Des gens ont été tués par les brumes, mais beaucoup sont âgés ou de constitution fragile. Elles laissent bien des gens isolés.
Il s’interrompit, tapotant ses pouces l’un contre l’autre.
— Mais ce serait négligence de ma part de ne pas reconnaître la moindre valeur à votre suggestion, lady Vin. Peut-être quelques morts suffiraient-elles à créer la panique. Le danger a pu être exagéré lors de la transmission des récits – et peut-être les morts étaient-elles plus nombreuses auparavant. Je ne suis pas encore parvenu à rassembler assez d’informations pour avoir la moindre certitude.
Vin ne répondit pas. Oh non, pensa Sazed, soupirant intérieurement, voilà que je l’ai lassée. Je dois vraiment me montrer plus prudent, surveiller mon vocabulaire et mon langage. On pourrait croire qu’après tous ces voyages parmi les skaa, j’aurais appris…
— Sazed ? reprit Vin, l’air songeur. Et si on abordait le problème sous le mauvais angle ? Et si ces morts dans la brume n’étaient pas le problème, en fin de compte ?
— Que voulez-vous dire, lady Vin ?
Elle garda un moment le silence, tapotant distraitement d’un pied le dossier matelassé du fauteuil. Puis elle leva les yeux et croisa son regard.
— Qu’est-ce qui se passerait si les brumes apparaissaient le jour de manière permanente ?
Sazed médita un moment la question.
— Il n’y aurait plus de lumière, poursuivit-elle. Les plantes mourraient, les gens connaîtraient la famine. Il régnerait la mort… et le chaos.
— Sans doute, répondit Sazed. Cette théorie n’est peut-être pas mauvaise.
— Ce n’est pas une théorie, dit Vin en bondissant au bas de son fauteuil. C’est ce qui s’est passé.
— Vous en êtes déjà si sûre ? demanda Sazed, amusé.
Vin hocha brusquement la tête et le rejoignit à son bureau.
— J’ai raison, dit-elle avec sa franchise caractéristique. Je le sais.
Elle prit quelque chose dans la poche de son pantalon, puis tira un tabouret pour s’asseoir près de lui. Elle déplia la page froissée et l’aplatit sur le bureau.
— Ce sont des citations du journal, expliqua Vin en désignant un paragraphe. Ici, le Seigneur Maître nous dit que les armées n’étaient d’aucune utilité face à l’Insondable. Au début, j’ai cru qu’il voulait dire que les armées n’avaient pas réussi à le vaincre – mais regardez la formulation. Il dit « Les épées de mes armées sont inutiles ». Qu’est-ce qu’il y a de plus inutile que d’essayer de menacer la brume avec une épée ?
Elle désigna un autre passage.
— Il a semé la destruction dans son sillage, d’accord ? Des milliers sont morts à cause de lui. Mais il ne dit jamais que l’Insondable les a bel et bien attaqués. Il dit qu’ils sont « morts à cause de lui ». Peut-être qu’on aborde le problème sous le mauvais angle depuis le début. Ces gens n’ont pas été écrasés ou dévorés. Ils sont morts de faim parce que leur pays se retrouvait lentement englouti par les brumes.
Sazed étudia la page. Vin paraissait si sûre d’elle. Connaissait-elle quoi que ce soit aux techniques de recherche adéquates ? Aux méthodes permettant de poser des questions, d’étudier, de postuler et de concevoir des réponses ?
Bien sûr que non, se réprimanda Sazed. Elle a grandi dans les rues – elle n’utilise pas de techniques de recherche.
Simplement son instinct. Et elle a généralement raison.
Il lissa de nouveau la page et en lut des passages.
— Lady Vin ? Avez-vous écrit tout ça vous-même ?
Elle rougit.
— Pourquoi ça surprend tellement tout le monde ?
— C’est simplement que ça ne semble pas être dans votre nature, lady Vin.
— Vous m’avez corrompue, tous autant que vous êtes, répondit-elle. Regardez, il n’y a pas un seul commentaire sur cette page qui contredise le fait que l’Insondable ait été la brume.
— Il y a une différence entre ne pas contredire un fait et le prouver, lady Vin.
Elle agita la main d’un air indifférent.
— J’ai raison, Sazed. Je sais que j’ai raison.
— Mais dans ce cas, que faites-vous de ce point de détail ? demanda Sazed en désignant une ligne. Le Héros laisse sous-entendre qu’il perçoit une conscience chez l’Insondable. La brume n’est pas vivante.
— Certes, mais en tout cas, elle tournoie autour de ceux qui utilisent l’allomancie.
— Ce n’est pas la même chose, je crois, répondit Sazed. Il affirme que l’Insondable était fou… d’une folie destructrice. Maléfique.
Vin hésita.
— Il y a autre chose, Sazed, avoua-t-elle.
Il fronça les sourcils. Elle désigna une autre section de ses notes.
— Vous reconnaissez ces paragraphes ?
Ce n’est pas une ombre, lut-il.
Cette sombre chose qui me suit, celle que moi seul peux voir… Ce n’est pas vraiment une ombre. Elle est noirâtre et translucide, mais ne possède pas de contours solides comme les ombres. Elle est dépourvue de substance – informe et légère. Comme si elle était faite d’un brouillard noir.
Ou de brume, peut-être.
— Oui, lady Vin, répondit Sazed. Le Héros a vu une créature qui le suivait. Elle a attaqué l’un de ses compagnons, je crois.
Vin le regarda droit dans les yeux.
— Je l’ai vue, Sazed.
Il sentit un frisson le parcourir.
— Elle est là, continua-t-elle. Chaque nuit, dans les brumes. Elle m’observe. Je sens sa présence, avec l’allomancie. Et si je m’approche assez, je la vois. Comme si elle était formée de la brume elle-même. Sans substance, mais présente quand même.
Sazed garda un moment le silence, ne sachant trop que penser.
— Vous me croyez folle, l’accusa Vin.
— Non, lady Vin, répondit-il doucement. Je ne crois pas qu’un seul d’entre nous soit en position de qualifier ces choses-là de folie, compte tenu des événements. Simplement… en êtes-vous certaine ?
Elle hocha fermement la tête.
— Toutefois, répondit Sazed. Même si c’est vrai, ça ne répond pas à ma question. L’auteur du journal a vu cette même créature, et il ne l’a pas désignée comme « l’Insondable ». Dans ce cas, ce n’était pas la même chose. L’Insondable était autre chose – quelque chose de dangereux, qu’il percevait comme maléfique.
— Alors c’est ça, le secret, déclara Vin. On doit découvrir pourquoi il parlait des brumes en ces termes. Et alors on saura…
— Quoi donc, lady Vin ?
Vin hésita, puis détourna le regard. Plutôt que de répondre, elle changea de sujet.
— Sazed, le Héros n’a jamais atteint son but. Rashek l’a tué. Ensuite, quand Rashek a pris le pouvoir au Puits, il n’y a pas renoncé comme il était censé le faire – il l’a gardé pour lui-même.
— C’est exact, répondit Sazed.
Vin marqua une nouvelle pause.
— Et les brumes se sont mises à tuer des gens. Et à sortir en plein jour. C’est comme si… les événements se répétaient. Alors… peut-être que ça veut dire que le Héros des Siècles va devoir revenir.
Elle le regarda de nouveau, l’air quelque peu… embarrassée ? Ah…, songea Sazed, comprenant ce qu’elle cherchait à sous-entendre. Elle avait vu quelque chose dans les brumes. Le Héros précédent avait vu la même chose.
— Je ne suis pas persuadé que cette affirmation soit valable, lady Vin.
Elle ricana.
— Pourquoi vous ne pouvez jamais dire simplement « Vous avez tort », comme les gens normaux ?
— Toutes mes excuses, lady Vin. J’ai reçu une formation de serviteur, et l’on nous enseignait à éviter toute confrontation. Quoi qu’il en soit, je ne pense pas que vous ayez tort. Mais je crois également que vous n’avez peut-être pas réfléchi pleinement à ce que vous avancez.
Vin haussa les épaules.
— Qu’est-ce qui vous fait penser que le Héros des Siècles va revenir ?
— Je n’en sais rien. Des choses qui se produisent, et d’autres que je ressens. Les brumes reviennent et il va falloir que quelqu’un les arrête.
Sazed passa les doigts le long de sa traduction partielle du décalque et en parcourut le contenu.
— Vous ne me croyez pas, dit Vin.
— Ce n’est pas ça, lady Vin. Simplement, je ne suis pas enclin à prendre de décisions hâtives.
— Mais vous avez réfléchi au Héros des Siècles, non ? insista Vin. Il faisait partie de votre religion – la religion perdue de Terris, celle-là même que vous êtes censés retrouver, vous autres, les Gardiens.
— C’est exact, reconnut Sazed. Toutefois, nous ne savons pas grand-chose des prophéties dont nos ancêtres se sont servis pour trouver leur Héros. Par ailleurs, mes lectures récentes suggèrent qu’ils s’étaient trompés dans leur interprétation. Si les plus grands théologiens du Terris d’avant l’Ascension se sont révélés incapables d’identifier correctement leur Héros, comment sommes-nous censés y parvenir ?
Vin garda un instant le silence.
— Je n’aurais pas dû aborder le sujet, dit-elle enfin.
— Non, lady Vin, ne croyez pas ça. Je vous présente mes excuses – vos théories sont tout à fait valables. C’est simplement que je possède un esprit d’érudit, et que je dois mettre en doute chaque information que je reçois et y réfléchir. J’aime beaucoup trop débattre, je crois.
Vin leva les yeux, un petit sourire aux lèvres.
— Encore une raison qui vous a empêché d’être un bon intendant terrisien ?
— Indubitablement, répondit-il en soupirant. Mon attitude a également tendance à provoquer des conflits avec d’autres membres de mon ordre.
— Comme Tindwyl ? demanda Vin. Elle n’a pas semblé ravie quand elle a appris que vous nous aviez parlé de ferrochimie.
Sazed hocha la tête.
— Pour un groupe dédié au savoir, les Gardiens peuvent se montrer extrêmement mesquins avec les informations concernant leurs pouvoirs. Quand le Seigneur Maître était encore vivant – quand les Gardiens étaient pourchassés –, la prudence était de mise, je crois. Mais à présent que nous en sommes libérés, mes frères et sœurs semblent avoir du mal à se défaire de l’habitude du secret.
Vin hocha la tête.
— Tindwyl ne paraît pas beaucoup vous apprécier. Elle dit qu’elle est venue ici sur votre suggestion, mais chaque fois que quelqu’un parle de vous, elle devient… glaciale.
Sazed soupira. Tindwyl éprouvait-elle de l’aversion pour lui ? Il estimait que c’était au contraire son incapacité à en éprouver qui posait problème.
— Je l’ai simplement déçue, lady Vin. J’ignore ce que vous savez de mon histoire, mais je travaillais contre le Seigneur Maître depuis dix ans lorsque Kelsier m’a recruté. Les autres Gardiens estimaient que je mettais mes cerveaux de cuivre en danger, ainsi que l’ordre lui-même. Ils pensaient que les Gardiens devaient rester discrets – attendre le jour de la chute du Seigneur Maître, sans chercher à la provoquer.
— Je trouve ça un peu lâche, répondit Vin.
— Ah, mais c’était une attitude extrêmement prudente. Voyez-vous, lady Vin, si je m’étais fait capturer, j’aurais pu révéler beaucoup de choses. Le nom des autres Gardiens, l’emplacement de nos cachettes, les moyens par lesquels nous étions parvenus à nous cacher au sein de la culture terrisienne. Mes frères et sœurs ont travaillé de nombreuses décennies à faire croire au Seigneur Maître que la ferrochimie avait enfin été anéantie. En me dévoilant, je pouvais défaire tout ça.
— Ça n’aurait été grave que si on avait échoué, fit remarquer Vin. Ce qui n’a pas été le cas.
— Nous aurions pu.
— Mais ça n’a pas été le cas.
Sazed hésita, puis sourit. Parfois, dans un monde de débats, de questions et de doutes, la franchise toute simple de Vin était rafraîchissante.
— Quoi qu’il en soit, poursuivit-il, Tindwyl est membre du Synode – un groupe d’aînés des Gardiens qui guident notre secte. Je me suis retrouvé en rébellion contre le Synode à plusieurs reprises par le passé. Et en revenant à Luthadel, je les défie une fois de plus. Elle a de bonnes raisons d’être mécontente de moi.
— Eh bien moi, je trouve que vous avez raison, affirma Vin. On a besoin de vous.
— Merci, lady Vin.
— Je crois que vous n’êtes pas obligé d’écouter Tindwyl, ajouta-t-elle. Elle est du genre à se comporter comme si elle en savait plus qu’elle n’en sait en réalité.
— Elle est très sage.
— Elle est trop dure avec Elend.
— Dans ce cas, elle le fait sans doute parce que c’est dans son intérêt à lui, répondit Sazed. Ne la jugez pas trop durement, mon enfant. Si elle vous semble peu engageante, c’est seulement qu’elle a mené une vie extrêmement difficile.
— Une vie difficile ? répéta Vin en rangeant ses notes dans sa poche.
— Oui, lady Vin. Voyez-vous, Tindwyl a passé la majeure partie de sa vie dans le rôle d’une mère terrisienne.
Vin hésita, main dans la poche, l’air surpris.
— Vous voulez dire… que c’était une Porteuse ?
Sazed hocha la tête. Le programme de reproduction du Seigneur Maître impliquait la sélection d’une poignée d’individus spéciaux destinés à donner naissance à de nouveaux enfants – le but étant d’éliminer à terme toute ferrochimie de la population.
— Au dernier recensement, Tindwyl avait donné naissance à plus d’une vingtaine d’enfants, précisa-t-il. Chacun d’un père différent. Tindwyl a eu son premier enfant à quatorze ans, et passé toute sa vie à devoir s’accoupler sans cesse avec des étrangers jusqu’à ce qu’elle tombe enceinte. Et à cause des potions de fertilité que les Maîtres reproducteurs l’obligeaient à prendre, elle portait souvent des jumeaux ou des triplés.
— Je… vois, dit doucement Vin.
— Vous n’êtes pas la seule à avoir connu une enfance horrible, lady Vin. Tindwyl est peut-être la femme la plus forte que je connaisse.
— Comment est-ce qu’elle le supportait ? demanda doucement Vin. Je crois… Je crois que moi, je me serais tuée, tout simplement.
— C’est une Gardienne, répondit Sazed. Elle a enduré ces outrages car elle savait rendre un grand service à son peuple. Voyez-vous, la ferrochimie est héréditaire. Sa position de mère assurait l’existence de futures générations de ferrochimistes parmi notre peuple. Par ironie du sort, elle est exactement le genre de personne que les Maîtres reproducteurs étaient censés empêcher de procréer.
— Mais comment est-ce que c’était possible ?
— Les reproducteurs pensaient avoir déjà supprimé la ferrochimie de la population, répondit Sazed. Ils avaient commencé à chercher à créer d’autres traits chez les Terrisiens – la docilité, la modération. Ils nous élevaient comme des chevaux de race, et ç’a été une grande victoire quand le Synode a réussi à faire choisir Tindwyl pour leur programme.
» Bien entendu, Tindwyl a été très peu formée à la ferrochimie. Mais elle avait, par chance, reçu quelques-uns des cerveaux de cuivre que nous portons, nous autres Gardiens. Si bien que, pendant ses nombreuses années d’enfermement, elle a pu étudier et lire des biographies. C’est seulement lors de la dernière décennie – une fois sa période de fertilité terminée – qu’elle a pu rejoindre les Gardiens et en devenir membre.
Sazed marqua une pause, puis secoua la tête.
— En comparaison, nous avons tous connu une vie de liberté, je crois.
— Génial, marmonna Vin qui se leva en bâillant. Encore une raison pour que vous vous sentiez coupable.
— Vous devriez dormir, lady Vin, observa Sazed.
— Quelques heures, répondit-elle en se dirigeant vers la porte, le laissant une fois de plus seul avec ses études.